PENSER À MANGER FANTÔME
L’art culinaire est riche de ces métaphores gustatives, de ces tentatives de goûter l’impossible, comme pour expérimenter l’inabordable, peut-être même le conquérir au sens le plus trivial du terme ou alors de s’en nourrir au sens le plus noble. Manger les nuages, la lune, la transparence, le vent, la fumée, c’est le point de départ de « Manger fantôme » écrit par Ryoko Sekiguchi.
Adrien offre le livre à Jacques. Jacques le lit. Jacques en parle à Gilles. Gilles achète le livre. Gilles le lit et redécouvre, notamment, cette dimension fondamentalement romantique de la nourriture. En doutait-il ? Car manger fantôme, c’est aussi manger ce qui est là, juste là, à peine voilé : le souvenir, le sentiment. Chaque plat, répété, perpétué, reçoit cet évident pouvoir de ramener dans le présent des moments et des ambiances du passé. Et pourquoi pas, en un instant fugace et intense, ramener aussi les gens qui les préparaient autrefois, leurs conseils, leurs marottes, leurs rires.
Manger fantôme, c’est aussi manger des lieux, des pays, des images… je ne m’étais jamais rendu compte, avant la lecture du chapitre concerné, à quel point l’origine des produits et des recettes avaient cette capacité à emmener ailleurs. Manger une huître, c’est croquer un morceau d’Atlantique, de rocher, de vague, c’est presque sentir les embruns pétiller à la surface de mon visage. Boire un Brunello, c’est m’arrêter et contempler un cyprès toscan sur la route vallonnée de Sienne. Faire frire un curry vert, c’est prendre l’express boat sur le Chao Phraya. Même la première gorgée de mon Old fashioned me plonge irrémédiablement dans l’ambiance esthétique du bureau de Don Draper ou alors ce sont les tanins d’un sencha ariake qui me déposent en haute de cette montagne observant ce fantasme zen de fraîcheur, de calme et de verdure.
Manger fantôme, c’est tout cela, un joli voyage sur la matière des aliments, ce qu’ils renferment de sens, d’images, de sentiments, ce qu’ils cachent aussi, car le monde moderne (comme il s’est auto-proclamé) les a altérés, nos modes de production à grande échelle les ont chargés d’une part sombre, invisible, inodore, insipide et pourtant calamiteuse. C’est cette fraction d’ombre qui vient obscurcir la fin du livre, puis, avec beaucoup de pudeur et d’émotion, Ryoko Sekiguchi, raconte ce traumatisme que l’on ne nomme pas, celui du 11 mars 2011. Celui qui a fait d’une région du Japon, une préfecture fantôme, chargée, comme ses fruits, d’un hôte étranger, rendant sa nature impropre pour des décennies à venir.
Une fois l’émotion passée et habité d’un peu plus de conscience, je me suis souvenu des premières pages de l’ouvrage. Mon cerveau pétillait à l’idée de trouver un moyen de servir de l’écume de mer. Puis, une idée en amenant une autre, je suis plutôt parti sur une version vaporeuse et froide de notre croquette aux crevettes nationale. J’ai utilisé de la graisse de bœuf pour retrouver le goût des fritures belges ! A vous de juger.
Quand je vois ton assiette c’est un paysage que je dévore des yeux…